Bhairavi,
la Shakti
de Bhairava, dit : "Oh Deva
(être divin) qui, en manifestant l'univers et en le considérant comme son
propre jeu, est mon véritable moi, j'ai entendu la totalité des écritures
qui sont issues de l'union de Rudra et de sa paire Shakti,
ou qui proviennent du Rudrayamala Tantra, incluant le Trika et toutes ses
divisions. J'ai entendu le Trika, qui est la quintessence de toutes les
écritures, et aussi toutes ses ramifications essentielles.
Mais malgré
cela, Suprême Seigneur, mon doute est toujours là."
Bhairava désigne la réalité suprême.
Bhairavi, dans sa quête de la vérité, demande à Bhairava, de lui enlever le doute.
Le doute est le reflet de la conscience du faux.
La vision du faux trouve sa source dans la conscience du vrai.
Le vrai n'est pas différent de ce que nous sommes. C'est pour cela que le seul effort demandé à l'aspirant est celui de la remémoration. Il ne s'agit pas là de la remémoration du passé, mais de l'éveil à la mémoire de ce que je suis. Cette mémoire ne fait pas appel au mental, mais à l'intuition directe de notre parfaite complétude, qui n'appartient pas au devenir, mais à la réalité de l'instant.
"Oh, Dieu, du point de vue de la réalité absolue, quelle est exactement la nature essentielle de Bhairava ? Selon Bhairava Agama (la réalisation de la nature essentielle Bhairava), consiste-t-elle dans les énergies de la multitude de lettres (sabdarasikalamayam, le monde des objets) ? Ou consiste-t-elle dans les neuf formes différentes (navatmabhedena, les neuf formes de mantra) ? Ou consiste-t-elle dans le mantra spécifique qui unit en une forme intégrale les trois divisions décrites dans le Trisirobhairava (ancienne forme de Tantra décrivant la totalité de la manifestation en trois larges catégories : Shiva, Shakti, et Nara, l'être vivant) ? Ou consiste-t-elle dans les trois Shaktis (présidant les trois tattavas mentionnés précédemment) ? Ou consiste-t-elle en nada (le pouvoir du mantra, constamment présent dans tous les mots en tant que vimarsa) ? Ou en vindu (le pouvoir constamment présent dans tous les objets de l'univers en tant que Prakasha) ? Ou consiste-t-elle en ardhacandra, nirodhika, etc. ? Ou consiste-t-elle en quelque mystérieux pouvoir résidant dans les Chakras (centres d'énergie dans le corps) ? Ou en le son sans voyelle du ha ? Ou consiste-t-elle dans la pure Shakti (la pure énergie immuable) ?"
Le concept n'est pas la réalité qu'il désigne.
Le mental crée une forme de ce qui n'en a pas.
La forme est ensuite considérée comme la réalité.
La vision du monde est ainsi déformée par le mental pensant.
La pensée est réductrice. Elle fige ce qui ne peut être figé. Elle limite ce qui n'a pas de limite. Elle décrit l'indescriptible.
Un tel constat amène l'abandon de l'intelligence conceptuelle au profit de la vision directe.
La vision directe voit, mais ne décrit pas, sait, mais ne connait pas, comprend, mais n'analyse pas. Elle est l'outil qui permet à la perception d'émerger dans la conscience, sans distorsion, sans commentaire, et sans interprétation. Cette qualité de regard permet l'éveil d'une forme d'intelligence qui n'est pas conceptuelle, pouvant être qualifiée d'intelligence du coeur ou de vision d'amour.
"La nature de parapara Shakti (énergie transcendante et immanente, l'identité dans la différence) et apara Shakti (énergie immanente) est-elle sakala, c'est-à-dire consistant en diverses parties, ou la nature de para Shakti (énergie transcendante) est-elle également sakala ? Si la nature de para Shakti (énergie transcendante) est également sakala, alors elle serait incompatible avec la transcendance.
Paratva ou la transcendance ne peut correspondre avec la division en lettres, couleurs et corps; paratva, ou la transcendance, ne consiste qu'en indivisibilité; elle ne peut co-exister avec sakala (un assemblage de parties). Oh Seigneur, accorde moi ta faveur, et retire moi mon doute."
Quelle est la relation du multiple et de l'unique ?
La multiplicité correspond aux expressions infinies de la vie.
L'unité est ce qui sous-tend la multiplicité.
De même que les pensées sont infinies dans leur expression, elles trouvent toutes leur origine dans le silence.
Le silence contient la multiplicité.
Il est un, non divisible et non séparé.
C'est de lui que vient le désir de retrouver sa vraie maison, le lieu du repos sans contrainte, de la lumière sans obscurité.
C'est vers lui que tendent les multiples désirs.
Il est, par nature, non-désir, non-vouloir et non-savoir.
"Bhairava dit : "Bien ! Bien ! Très chère, vous avez soulevé des questions qui se rapportent à la véritable quintessence du Tantra. Bien que le sujet soit des plus ésotériques, je vais vous l'expliquer. Tout ce qui a été déclaré en tant que forme composite (Sakala, l'ensemble de la manifestation, monde de la différence et de la division) de Bhairava, devrait être considéré, oh déesse, comme insubstantiel (asarataya), comme une fantasmagorie (tel le piège d'Indra), comme une illusion magique (maya), un rêve, le mirage de la ville de Gandharvas (la ville mythique des musiciens célestes) dans le ciel. L'aspect sakala de Bhairava est enseigné en tant que support de méditation, à ceux qui ont un intellect affaibli, qui sont intéressés par la performance ostentatoire des rituels. Il a été ainsi décrit pour ceux qui sont la proie des formes-pensées dichotomisantes (vikalpanihatatmanam)."
La pensée est par nature limitée. Elle donne une image figée de ce qui est en perpétuel changement. Elle nourrit l'illusion du début, de la fin, et du devenir. Vécue comme une réalité, elle est la source de la souffrance et de la confusion humaine.
Il ne s'agit pas ici de rejeter le mental conceptuel. Le concept a l'intérêt de proposer une vision schématique de la réalité. Mais le concept n'est pas la réalité. Il n'en est qu'une expression partielle et tronquée.
Le sens de discrimination est cette faculté qui permet de reconnaître le faux. Cette reconnaissance se fait à partir du sens du vrai, propre à notre nature. L'image, la pensée et le concept sont ainsi reconnus en tant que tels. Ils peuvent alors remplir leur rôle fonctionnel de synthèse et clarification.
La non-identification est le fruit de l'observation. Par une observation ouverte, libre d'a priori, d'interprétation et de conclusion, la compréhension s'établit dans une perspective globale.
De ce point de vue, toute pensée se réfère à une conscience observante, en laquelle la pensée apparaît et disparaît. Tel un écran de cinéma qui n'est pas affecté par les images qui se déroulent en lui, la conscience est un arrière-plan immuable et silencieux. C'est d'elle que vient l'expérience de la paix et de la tranquillité sans cause.
"En réalité, Bhairava n'est ni la forme des neuf (navatma), ni une multitude de lettres (shabdarasi), ni les trois têtes (trisira), ni les trois Shaktis, ni composé de nada et bindu, ni d'ardhachandra, nirodhika, etc. Son essence n'est ni concernée par le percement des (six) chakras, ni constituée par Shakti ou l'Energie.
(Alors pourquoi ont-ils été ainsi décrits en tant que Bhairava par les écritures, en divers lieux ?)
Les concepts ci-dessus sont utilisés pour ceux dont l'intellect n'est pas encore suffisamment mature pour saisir la Réalité (dans son aspect le plus haut), tel le fantôme imaginaire qui est utilisé pour tenir éloigner les enfants de leur obstination à vouloir acquérir une chose inutile ou indésirable. Ces concepts jouent le même rôle que le bonbon de la mère. Ils sont destinés à induire les aspirants à suivre la voie de la vertu et des pratiques spirituelles, afin qu'ils puissent réaliser ultimement la nature de Bhairava qui est semblable à leur Soi essentiel."
L'esprit a tendance à se disperser dans le monde des formes et des projections.
La concentration est utilisée afin de canaliser les énergies et de les ré-orienter.
Le concept est une forme particulière de concentration. Il est une représentation synthétique de la réalité, mais n'est pas la réalité.
La conceptualisation peut ainsi être comparée à une forme de discipline. Elle permet au mental de s'ordonner, et de présenter la réalité sous une forme descriptive aussi proche que possible de ce qu'elle est.
Lorsque le concept a bien été saisi, dans ses possibilités et dans ses limites, il peut être abandonné.
Ne reste alors que la réalité vers laquelle il pointe.
"[Si l'aspect sakala de Bhairava ne révèle pas Sa nature essentielle, quel est alors Son aspect nishkala, pour celui qui peut avoir une idée de Son paravastha (le plus élevé des états). Bhairava décrit maintenant l'aspect nishkala (transcendant) du Suprême dans les quatre versets ci-dessus.]
Paravastha (le plus élevé des états) de Bhairava est libre (unmukta) de toute notion se rapportant à la direction (dik) et au temps (kala), et ne peut être particularisé (aviseshini) par un espace (desha) ou une désignation (uddesha) défini. En vérité (paramarthatah), il ne peut ni être désigné (vyapadeshtum asakya), ni décrit par des mots (akathya).
La parole pointe vers le silence dont elle est issue.
Elle est le messager du silence, son expression dans le monde de la forme.
Toute tentative de décrire ce que nous sommes se heurte au fait que la pensée et la parole ne peuvent décrire l'indescriptible. Elles doivent donc être considérées comme des flèches pointant vers ce que nous sommes, mais non pas confondues avec ce vers quoi elles pointent.
Le temps et l'espace sont créés par la pensée. Lorsque l'esprit est aussi silencieux que le fond du lac, que reste-t-il du temps et que reste-t-il de l'espace ? La notion de localisation se dissout dans l'intemporelle présence.
Sans lieu, sans âge et sans forme, je suis.
"[Est-il alors impossible d'en avoir une quelconque expérience ? Bhairava anticipe cette question et répond dans les versets suivants.]
Ne peut en être conscient que celui qui est complètement libre de toute forme de construction mentale (vikalponmukta-gochara). L'on peut avoir l'expérience de cette béatitude dans la plus profonde intimité de soi-même (lorsque l'on est complètement débarassé de l'ego, et établi dans le purnahanta, c'est à dire dans la plénitude de la conscience divine du Je).
Seul cet état de Bhairava, plein de la béatitude liée à la non-différence d'avec l'univers entier (bharitakara), est Bhairavi ou la Shakti de Bhairava."
Lorsque l'écoute est complètement habitée, le mental est silencieux.
Dans ce silence de l'esprit, ce que nous sommes se révèle, non pas comme un objet d'observation, mais comme l'ultime sujet.
Toute tentative de le saisir est vaine.
L'abandon est le prélude de l'ouverture à la grâce.